Le temps, en bref : quelques repères pour le « penser » (?)

Peut-on penser le temps, alors même que « penser » est une activité du cerveau qui se déroule dans le temps, et dont le produit – la pensée – lui est intimement liée ?

Au plan littéral nous pouvons distinguer « penser à quelque chose », par exemple : « je pense à mes prochaines vacances » dans le sens « j’ai hâte d’y être », et « penser quelque chose », par exemple : « penser la biodiversité » dans le sens « embrasser par la pensée, appréhender, concevoir », et, en l’occurrence, prendre quelques repères sur la base desquels une pensée de l’objet « biodiversité » pourra être élaborée. « Penser quelque chose » nécessite donc de mettre à distance l’objet de la pensée pour en observer les propriétés, c'est-à-dire mettre la « forme sous le regard », et par conséquent distinguer la forme du regard.

Dès lors, « penser le temps » présuppose d’accorder au temps le statut d’un objet, puisqu’étymologiquement le terme objet désigne « tout ce qui peut être perçu ou pensé ». Un objet a des propriétés qui le définissent en propre, et il peut donc être circonscrit en une unité distincte de ce qui l’entoure, ce qui revient à dire qu’un objet a un environnement. Il en résulte une première difficulté : quel est l’environnement du temps ?

D’aucuns diront, « le temps passe vite, ou pas, … », voire « le temps s’accélère », ou bien « je n’ai pas le temps », ou encore « donner moi du temps », et mieux encore « time is money », autant de locutions qui semblent faire du temps un objet abstrait, situé hors de soi, que l’on peut, néanmoins, voir passer ou posséder, voire traduire en quelque chose de concret. Effectivement, nous pouvons attribuer à « ce temps-là » au moins une propriété, celle que possède la notion de « durée » ou de « délai », en l’occurrence la mesure objective d’une « distance temporelle » entre deux instants. Mais ces locutions contiennent aussi une appréciation subjective, c’est dire un ressenti individuel reflet de la valeur humaine de cette « distance temporelle ».

Dès lors, qu’il s’agisse d’une « distance temporelle » ou d’un « ressenti » la question se pose de préciser ce qui révèle ainsi ce « temps-là », et à qui il est révélé. Nous conviendrons que dans le premier cas, ce temps-là est perçu par un observateur, et que dans le second cas, ce temps-là est vécu par un acteur.

Ainsi se distinguent deux approches du temps-durée.

L’une quantitative, qui met en œuvre un instrument de mesure du temps-durée dans un cadre expérimental. Cette approche constate la causalité des évènements afin de la respecter pour parvenir à une compréhension du réel au travers de la Science.

L’autre qualitative, intimement liée à la sensibilité d’un individu. Le temps-durée est révélé à l’observateur par l’observation du mouvement des objets de son environnement. Si l’objet observé est lui-même, alors l’observation confine à la conscience-de-soi.

Ce temps-durée est quantitativement et qualitativement révélé à l’observateur par la trace[1] qu’il laisse au niveau des objets qui peuplent l’espace en occupant l’esprit.  Ce temps-là porte un sens en lui-même, et se rapproche en cela du « kaïros » de l’Antiquité grecque.

Dès lors, ce temps-durée « que les horloges mesurent tandis que je m’impatiente … », est ainsi un « temps » relatif qui présuppose un « temps absolu », indépendant de toute chose, et donc a priori « infini », sans début ni fin, en l’occurrence éternel. Le temps-durée serait alors un segment, un morceau, une tranche, … un élément prélevé par la matière sur ce « temps absolu » dont la propriété principale est de s’écouler inexorablement dans un seul sens et sans retour possible, ce que l’on nomme « la flèche du temps ».

Mais, par définition, l’appréhension de ce « temps absolu », qui correspondrait au « chronos » de l’Antiquité grecque, n’est pas révélé par la matière, ou, dit autrement, devient « temps-durée » au travers de la matière, ce qui conduit alors à une aporie, puisqu’il devient de ce fait inconnaissable globalement. Tout ce qui se rapporte à un individu observateur, c'est-à-dire à un cerveau en activité, à un esprit, à une conscience, est en lien avec le seul temps-durée, ce que portent à notre conscience, d’une part, la finitude humaine (expérience interne, produit de l’intimité), et d’autre part, « l’Histoire de l’univers et son âge » (expérience externe, produit de la connaissance).

De manière directe ou indirecte, explicite ou implicite, nous ne concevons notre rapport au réel qu’avec un temps-durée, c'est-à-dire un temps relatif. Ce que traduit l’expérience sensible. Le terme « temps » apparait ainsi polysémique.

Dès lors est-ce que le « temps » existe ? Comment puis-je le penser ?

Si je veux parler du « temps absolu » il relève du monde intelligible, du monde abstrait des représentations scientifiques. Penser ce « temps absolu », désigné par « t », c’est conceptualiser. La physique adjoint le concept « t » à d’autres concepts pour tendre à représenter le réel afin de le comprendre. Ce concept « t » est « atemporel » dans le sens où il ne dépend pas du « cours du temps », ce qui revient à dire que quel que soient deux instants prélevés ils sont identiques quant à la valeur qu’ils ont dans leur manière de rendre compte du mouvement. Ce n’est donc pas ce que l’on appelle communément « le temps », dont « t » serait un usurpateur à moins qu’il ne soit qu’une fiction. La loi fondamentale de la mécanique met en lien le concept de « masse », de « longueur » et de « temps » pour bâtir une équation qui rend compte du mouvement d’un pendule. Galilée eut l’intuition du fonctionnement d’une masse pendulaire, tandis que Huygens en réalisa une horloge.

Quant au rapprochement du concept de « temps absolu » avec l’idée d’éternité (de destinée, … contenue dans la « aïon » de l’Antiquité grecque) pour en rechercher une dimension métaphysique, il n’est pas fécond dans la mesure où l’absence de début et de fin que contient l’idée d’éternité conclu à son indépendance vis-à-vis du temps. Le temps étant affaire de la création « accomplie » par le Divin qui est hors du temps : « Posons bien que les temps sont tous ton ouvrage[2] ».

Si je veux parler du « temps-durée » relatif à un vécu, ce temps-là n’est, alors, qu’un souvenir que je peux rappeler dans le présent grâce à ma mémoire. De manière plus générale cela est vrai de tout ce qui appartient au passé, de l’ordre du souvenir ou de la connaissance acquise. Ce temps-là n’existe donc pas en tant que tel. Il est simple représentation élaborée par mon esprit, c'est-à-dire dans le présent de mes pensées. Cela signifie que penser ce temps-là c’est se souvenir. Cela qui peut être l’intime rencontre d’émotions rappelées par la mémoire involontaire d’un moment du passé, une « coprésence du passé et du présent, du souvenir et de la perception » : « Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine[3] », tandis que le souvenir traverse le temps en l’abolissant : « Une minute affranchie de l’ordre du temps a recrée en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps[4] ».

Si je veux parler du temps-durée « dans mon présent », je suis en face d’une contradiction ou d’un non-sens qui accorderait à l’instant présent une durée. Toutefois, je peux concevoir ce temps-durée comme « mon vécu au présent », et dans ce cas il s’agit simplement du présent de ce que je vis. Ce temps là c’est celui du « je pense, donc je suis » qui se rapporte à la conscience d’être, c'est-à-dire être au présent. Ce temps-là qui s’écoule, donc qui existe, et dont je peux expérimenter l’instant présent en me pinçant, ce temps-là je ne le pense pas, je l’éprouve, c’est vivre. Comment mieux que la musique pour rejoindre le cours du temps jusqu’à l’oublier pour mieux le vivre ? Lorsque j’écoute le « concerto pour piano n° 3[5] » de Sergueï Rachmaninov, la puissance poétique de l’œuvre a un effet envoûtant, l’esprit s’évade, le temps se fait discret, il n’est plus qu’émotions éprouvées, un vécu qui imprègne ma mémoire d’un morceau de vie hors du temps, de ce temps qui contient les contraintes sans cesse renouvelées du quotidien que je nomme « ma vie ». 

Si je veux parler du « temps-durée » au-delà du présent, dans le futur, il va donc s’agir, par définition, d’un « temps » qui n’existe pas (encore), donc encore une représentation qui prend place dans le présent de mon esprit. Mais contrairement au passé que je ne peux pas changer sans avoir à payer une redevance à l’idée de « vérité », le futur est, a priori, libre de droit. Penser ce temps-là c’est exercer ma créativité en me projetant par la pensée dans le réel pour faire advenir un produit, lequel sera sanctionné par sa rencontre avec l’environnement concret. Penser ce temps-là c’est élaborer un projet, c’est projeter. Le « temps d’après » consistera à entreprendre. Et souvent les deux se mêlent dans un rapprochement fécond de créativité et de méthode pour délivrer la nouveauté au réel. Lorsque Claude Monet invite, été 1969 à la Grenouillère, son ami Pierre-Auguste Renoir à expérimenter son idée d’une technique picturale innovante, il entreprend méthodiquement la réalisation d’un projet issu de sa créativité artistique, au stade de sa « validation ». L’idée projetée consistera à « utiliser des petites touches de couleurs pures qui se fondent dans l’œil du spectateur[6] ». Le projet s’accomplira dans le mouvement impressionniste qui prendra forme avec le tableau « Impression, soleil levant[7] ».

Mais au fond qu’est-ce que le temps ? Pour Saint-Augustin : « Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer je ne le sais plus[8] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] C’est ainsi différentes voies d’approche de la notion de « temps » empruntées par les penseurs depuis le mouvement avec Aristote, la conscience avec Saint-Augustin, … l’espace, l’être, le sens, le vécu.

[2] « Les Confessions » Livre XI-Saint-Augustin- (page 1039 de La Pléiade)

[3] « A la recherche du temps perdu – Du côté de chez Swann » Marcel Proust

[4] « A la recherche du temps perdu – Le temps retrouvé » Marcel Proust

[5] Composé en 1909 dans un temps-durée de quatre mois 

[6] Claude Monet et Pierre-Auguste Renoir ont peint au même endroit au même moment, été 1969, le même sujet à La Grenouillère, ce qui a donné lieu au tableau de Monet « Bain à la Grenouillère » qui se trouve à New York et au tableau de Renoir « La Grenouillère » qui se trouve à Stockholm. Le traitement de la lumière, et de ses reflets sur l’eau, révèle la technique picturale impressionniste. Voir conférence « Créatif pour innover » Fernand Maillet (site http://creatif-pour-innover.fr/)

[7] Tableau peint en 1872 et présenté sous ce titre à l’exposition de 1974.

[8] « Les Confessions » Livre XI-Saint-Augustin- (page 1041 de La Pléiade)